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Du théâtre ? Pour quoi faire ?

7 Novembre 2013, 11:30am

Publié par Gilbert Edelin

J'aime assez ce qu'écrit Dominique Ziegler*, homme de théâtre suisse, par exemple dans cet article paru en novembre 2012 dans Le Courrier suisse: "Du théâtre? Pour quoi faire?"
Il est souvent iconoclaste et sans langue de bois quand il défend un théâtre qui interroge le monde à l’attention du plus grand nombre, en particulier en s'intéressant au pouvoir. On sait bien qu'aujourd'hui le pouvoir se situe d'abord dans l'économie, les entreprises.

"EN COULISSE"
Le théâtre a été le lieu d’expression artistique le plus emblématique de la communauté humaine depuis la nuit des temps. Si la musique ou la peinture pénètrent l’âme d’une indéfinissable façon sensorielle, le théâtre touche, lui, les sens ET la raison avec la même force. De par sa capacité à ransposer sur scène les aléas de l’humanité et une vision critique de la société, il est l’art qui, au cours des siècles, a eu le plus d’impact immédiat sur les consciences humaines. Jusqu’à l’apparition du cinéma. Le cinéma, avec ses moyens considérables, sa technologie avancée, a damé le pion au théâtre qui, au cours du vingtième siècle, a considérablement perdu de son audience populaire. La cérémonie collective que représentait le théâtre a laissé place à l’anonymat des salles obscures, puis à la privauté du salon-télévision (ou d’Internet). Fort heureusement, malgré la baisse de fréquentation des théâtres, un nombre important de gens gardent intact le besoin de se retrouver autour de cet ancestral mode d’expression. C’est dire la responsabilité qui incombe aux artistes et aux directeurs de théâtres. Il ne s’agit ni plus ni moins que de maintenir vivant un art menacé par des forces des millions de fois plus importantes que lui! La marginalisation du théâtre a resserré autour de lui les rangs d’une poignée d’aficionados pour qui le fait de voir du théâtre est déjà, en soi, un acte de résistance. Le grand public, fasciné par les effets spéciaux et autres artifices de la société du spectacle, a déserté les théâtres; ne subsiste alors, autour de l’art dramatique, qu’une catégorie de la population écrémée. On n’a, la plupart du temps, plus affaire aujourd’hui, au théâtre, à un public représentatif de toutes les catégories de la population, mais essentiellement, comme le définissait André Steiger, à un «pibluc», conglomérat semi-hybride de spectateurs spécialistes, de critiques d’art et de professionnels du spectacle. A noter que ces spectateurs avertis se recrutent majoritairement dans les classes lettrées et bourgeoises. D’où il ressort que le travail d’adresse des artistes n’est plus le même. Cette situation arrange bien nombre d’artistes qui, au lieu de jouer le rôle de critiques de la société, en sont devenus le reflet. Comme chez les politiciens ou chez les banquiers, c’est l’apparence qui compte, c’est-à-dire la forme. On peut donc se dire de «gauche», voire «subversif», tout en étant porteur d’un travail qui ne met absolument pas en danger la marche de la société. Artificiellement divisée entre, d’une part, une création dite contemporaine essentiellement axée sur un besoin d’innovation formelle qui frise le pathologique, et d’autre part, un travail plus conventionnel consistant à remonter les grands classiques ou à monter des pièces modernes apolitiques, la doxa actuelle laisse peu de marge aux artistes vivants dont la volonté est de toucher un public populaire avec des sujets d’actualité, sans sacrifier à la dictature de la tendance ou à l’édulcoration du propos. Pour les adeptes du «tout contemporain» (à noter l’OPA des tenants d’une certaine esthétique théâtrale sur cet adjectif), un spectacle de théâtre moderne se décline de deux façons également dogmatiques: la première relève de la responsabilité d’un nombre (trop) important d’auteurs dramatiques, qui se sentent obligés de noyer leur propos (si tant est qu’il y en ait un) dans un flou formel, maladroitement hérité des lointaines expérimentations du nouveau roman; l’auteur aura ainsi bien soin d’éviter les phrases trop longues et littéraires (un très vilain mot de nos jours); il fera des phrases courtes, dont il ôtera judicieusement soit le verbe, soit le complément, pour assumer son modernisme et son refus de toute littéralité; syntaxiquement il bannira la virgule, porteuse de sens (quelle horreur!), et déroulera ses phrases en colonnes car, pour être un
auteur branché, il est très important de laisser les trois quarts de la page blanche, une conception toute esthétique du modernisme, à défaut d’être écologique! A noter encore que les thématiques traités par ces auteurs (si l’on parvient à décrypter leurs simili haïkus), ne puisent que dans l’ultra-glauque, du viol à l’inceste, en passant par tout le catalogue de la bassesse humaine. Il est évident que toute pointe d’humour est à bannir comme concession faite au théâtre de boulevard (honni comme il se doit). L’autre grande tendance «contemporaine», scénique celle-là, est celle qui consiste à se passer de texte et à fournir après six mois de «recherches» un objet éclaté sans queue ni tête, si possible hermétique, mais généralement présenté au spectateur avec un catalogue distribué à l’entrée, qui pour le coup est, lui, archi-littéraire(!) et ultra-référencé (un tour chez les Grecs, un autre à Berlin-Est, un autre dans la physique quantique), manière d’indiquer au spectateur que sous l’apparente confusion du spectacle, sommeille une base intellectuelle très pointue. Le "pibluc", pour sa part, se régale de ces zones floues, textuelles ou formelles, qui lui fournissent de quoi disserter allégrement après le spectacle. Le peuple, lui, se sent peu concerné par ces tentatives pseudo-novatrices et répond rarement présent à l’appel. A l’autre extrémité du spectre de la création théâtrale de ce début de vingt-et-unième siècle, on trouve la tendance inverse (voire adverse), à savoir de bonnes mises en scènes de classiques ou de sympathiques comédies contemporaines, accessibles à un plus grand nombre, mais aux sujets résolument non polémiques. Au moins de ce côté-là, s’adresse-t- on à un public plus large et a-t-on à l’esprit de plaire. Pour autant, la parole nouvelle et le travail de reflet critique de la société (à moins d’une relecture pertinente d’un classique) n’ont pas non plus droit au chapitre.

Le constat est donc délicat. Le théâtre mérite d’exister dans sa diversité, quel que soient les goûts des uns et des autres, mais on ne peut faire l’impasse sur l’impression que l’art dramatique s’est éloigné de son but premier, à savoir: interroger le monde à l’attention du plus grand nombre. Rappelons que, d’Aristophane à Molière, de Racine à Sartre, le thème essentiel et central traité par le théâtre a toujours été: le pouvoir. Le pouvoir qu’il s’agit d’analyser, de décrypter, de moquer et de combattre sous toutes ses formes. Mettre un peu plus d’intelligibilité et de sens chez ceux qui travaillent sur la déstructuration formelle (car l’un n’empêche pas l’autre), mettre son savoir-faire de mise en scène au profit de propos plus corrosifs, plus en résonance avec le monde actuel, chez les tenants du divertissement bon teint (car l’un n’empêche pas l’autre), réveillerait à coup sûr la planète théâtre, lui offrirait, pour le coup, une diversité vraiment intéressante et la placerait à nouveau là où elle mérite d’être, au cœur des débats, de la cité et du peuple.

 

* Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com
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